LE MAESTRO SI VIVANT
Par Abdelmadjid Bali | 2022-01-23 | Liberté
Les musiques de Cherif Kheddam allient authenticité et modernité. Ses textes abordent une multitude thèmes, souvent audacieux et brisent certains tabous sociaux. Sa démarche devint assez vite consensuelle. Ses œuvres sont portées par deux thèmes saillants : le pays (identité, émerveillement et nostalgie) et la femme (sa valeur, ses droits et sa beauté).
Ce jour marque le 10e anniversaire du décès de Chérif Kheddam qui nous a quittés le 23 janvier 2012 à l’âge de 85 ans. Chérif Kheddam reste ce compositeur auteur et interprète visionnaire, novateur et transgénérationnel qui éleva la musique kabyle au firmament de l’art. Il est l’initiateur de sa modernisation et de son ouverture sur l’universel sans en avoir altéré l’authenticité.
Il suscita ou accompagna l’émergence de tant de jeunes vocations et talents. Il s’impliqua complètement dans la constitution et l’affirmation de cette relève, souvent au détriment de sa propre carrière. Il ne fut pas un homme de simple et éphémère influence, il est un pôle intemporel d’inspiration.
Par le nombre et la qualité de ses œuvres léguées, son parcours atypique et ses engagements sincères, il est plus que jamais vivant et notre réalité culturelle et artistique en sera toujours empreinte.
L’exil et la musique pour destin
Sur les 85 années de son existence, il ne passa que 36 (et de manière clairsemée) auprès des siens (9 comme enfant, 2 en adolescent et 25 en adulte), alors que son périple d’exil, lui, dura 49 ans. Il y fut, successivement, pensionnaire de Timâemmert de Boudjellil en basse Kabylie (1936-1942), ouvrier à Alger (1944-1947), émigré en France (1947-1963) et enfin, résident pour soins en France (1995-2012). Cette dernière période qu’il appelait l-ɣurva tajḍit fut pour lui la plus éprouvante de toutes.
L’émigration ne fut pas un choix. Avec abnégation, l’ouvrier d’usine qu’il fut entre 1947 et 1961 à St Denis et Epinay s’acquitta de la mission vitale et du devoir de subvenir aux besoins des siens au pays. À l’issue, il y perdit malheureusement la santé et subit, à 34 ans, une lourde intervention chirurgicale dont il gardera les séquelles toute sa vie.
Mais cette fatalité de l’exil et malgré ses vicissitudes, n’en fit pas un homme résigné ou sans but propre. Il parvint, à l’instar de quelques-uns de ses aînés El-Hasnaoui ou Slimane Azem entre autres, à en transformer les déchirements, l’amertume et la nostalgie en terreau fertile.
C’est par hasard qu’il vint au chant puis à la musique. En 1952, il intégra un groupe de musiciens amateurs pour simplement se divertir les week-ends, entre amis, dans le café d’un compatriote. Il y offrait sa voix mais ne jouait alors d’aucun instrument. Cette primo-expérience prit fin en 1954. Une année après, il enregistra dans l’anonymat et à son compte un premier disque (78 T) A yellis n-tmurt-iw qui lui ouvrit les portes de Pathé Marconi, grâce à une disquaire de Barbès Madame Sauviat qui le présenta à Sid Ahmed Hachelaf directeur artistique. Dès lors les succès s’enchaînèrent jusqu’à fin 1960 où il fit un choix crucial. Il décida d’abandonner volontairement la situation acquise et matériellement profitable du succès commercial et d’opter pour le défi ardu de la recherche et de l’innovation musicale. Quitte à déplaire aux maisons de disques et à un certain public habituel.
En fait, ce choix d’évolution qualitative n’était pas impromptu. Il s’y était préparé très tôt. Depuis son arrivée en France, il s’échappait régulièrement du cercle communautaire poussé par la curiosité et un irrépressible attrait de Paris de l’après-guerre qui grouillait d’activités culturelles, où des artistes du monde entier se produisaient et des genres nouveaux fleurissaient. En solitaire, il s’abreuvait de tous types de spectacles musicaux y compris l’opéra. Il découvrait que la musique s’écrivait, s’étudiait et se déclinait en de nombreuses disciplines. Loin de l’effaroucher, cette vastitude et complexité du domaine aiguisèrent son intérêt et lui révélèrent peu à peu une vocation innée quelque part enfouie.
Sacrifiant la petite partie restante de son salaire d’ouvrier et par la suite les royalties de ses premiers disques, il s’imposa pendant 7 ans un cursus impressionnant de formation auprès de sommités de l’époque dont Fernand Lamy, Mohamed Djamoussi et la professeure slave de Maria Callas. Il étudia le solfège, le chant et la vocalise, prit des leçons de piano et de luth et suivit même des cours d’harmonie.
Sa métamorphose de créateur de simples et belles mélodies en compositeur de véritables œuvres symphoniques ne doit rien au hasard. Le travail, la recherche et la conviction en sont les moteurs essentiels.
Ses musiques allient authenticité et modernité. Ses textes abordent une multitude thèmes, souvent audacieux et brisent certains tabous sociaux. Sa démarche devint assez vite consensuelle.
Ses œuvres sont portées par deux thèmes saillants : le pays (identité, émerveillement et nostalgie) et la femme (sa valeur, ses droits et sa beauté).
Citons pour le thème du pays : ṭɣenniɣ tamurt-iw, Djurdjura, Bgayet telha, xir a jellav n-tmurt-iw, L-zayer aṭ hluḍ et pour celui de la femme : A yellis n-tmurt-iw, Nadia, A lemri, Fella-kwent a tulawin et Sliɣ i yemma, etc.
Cherif Kheddam et Nouara, le duo mythique
La récente et merveilleuse prestation publique de Nouara à Tizi Ouzou, son témoignage et son hommage appuyé à Chérif Kheddam, suggèrent tout naturellement de l’associer à la présente évocation. Chérif Kheddam qui, dès 1963, aimait assister aux enregistrements de l’émission enfantine, ne tarda pas à remarquer la voix de Nouara et entrevoir ses potentiels. Elle n’était qu’une frêle adolescente de 17 ans qui venait de franchir la porte de la radio grâce à Si Mohamed Belhanafi, le déjà “chasseur de têtes” avisé, paix à son âme.
Qui pouvait, alors, imaginer que c’était là le début d’une riche épopée et d’une belle carrière artistique commune Dès les premières séances de d’apprentissage et de répétition avec son professeur, Nouara révéla une voix naturelle aisément “façonnable”. Elle avait un don particulier pour acewwiq et une sensibilité émouvante en partie liée à des stigmates précoces de la vie. Elle se distinguait par une maîtrise exceptionnelle du kabyle pour une citadine, mais aussi par le sérieux, la soif et l’enthousiasme d’apprendre.
Tout en la formant, il avait à cœur ne point brider sa carrière. Elle était libre, dès le début, de continuer à chanter dans l’émission enfantine ou ailleurs et surtout de répondre aux sollicitations d’autres compositeurs.
Leur collaboration de près de 20 ans fut très soutenue tant que Chérif Kheddam résidait en Algérie. Il y eut des chansons interprétées à deux où ils se donnent la réplique par couplets interposés et celles exécutées en solo par Nouara. Il l’accompagnait généralement au luth avec ou sans orchestre et recourait aussi à elle pour la chorale dans certains de ses propres titres. Il lui constitua un répertoire d’une trentaine d’œuvres en tout, dont 3 duos (A tin yuran, Fahmet a medden, Yuɛer ak eṭuɣ), 20 solos et quelques reprises.
Legs et transmission de témoin
1 – Les musiciens et chanteurs de la génération de 1963 à 1980, qu’il guida ou encouragea au sein de la radio ou hors de celle-ci, lui ont régulièrement témoigné considération et reconnaissance pour son art, son aura consensuelle, sa générosité et sa disponibilité. Citons parmi eux : Nouara, Hassen Abassi, Mouloud Habib, Athmani, Slimani, Aït Menguellet, Dalil Omar, Yassine Babassi, Djamal Allam, Idir, Abderrahmane Si Ahmed, Imazighen Imoula, Malika Domrane, Medjahed Hamid, et tant d’autres. Pour chacun, Chérif Kheddam est un référent artistique et éthique majeur.
2 – Aujourd’hui, en relai de cette génération historique, les semailles de Chérif Kheddam ont bien germé et son pari pour la jeunesse s’est avéré fructueux. La relève à laquelle il aspirait tant est une réalité de plus en plus tangible. Dans la “grouillante et foisonnante” expression artistique de jeunes dans les médias sociaux, les associations, la télévision, les spectacles publics et quelques écoles de musique, émerge et grandit une catégorie de musiciens et chanteurs très prometteurs qui se distinguent par, entre autres, la performance vocale, la rigueur rythmique et la maîtrise d’instruments à cordes, à claviers ou à vent. Souvent, ces jeunes femmes et jeunes hommes ont étudié, écrivent et lisent la musique, travaillent en équipes et favorisent la collaboration et la symbiose entre diverses spécialités : l’écriture de textes, la composition, l’arrangement et l’interprétation. Outre de belles reprises, ils n’en affirment pas moins leur personnalité propre par de nombreuses et admirables créations.
Le témoin semble passé. Ces fidèles continuateurs des enseignements du maître s’avèrent pour la plupart d’entre eux, aptes à recourir aux techniques musicales contemporaines les plus élaborées sans, toutefois, sacrifier l’authenticité et l’âme mélodique de notre musique originelle.
3 – La reconnaissance pour sa musique s’étend au-delà de nos frontières. Elle est répertoriée dans plusieurs pays européens et asiatiques. Elle est notamment enseignée dans les conservatoires en Belgique et en Turquie. Des musiciens internationaux de renom ont repris et édité certaines de ses musiques. Des prix lui ont été aussi décernés de par le monde, dont la distinction reçue en Afrique du Sud.
4 – Une partie appréciable de l’œuvre de Chérif Kheddam est encore inédite. Il s’agit, pour l’essentiel, de musiques très élaborées et de chansons enregistrées sur supports audio et/ou vidéo créées ou arrangées par le maître entre 1995 et 2012 en France. Son producteur, Tahar Boudjelli qui devait les porter à la connaissance du public, il y a quelques temps déjà, espère donner suite à ce projet différé dès que les conditions sanitaires actuelles s’amélioreront.