Sur la place d’en bas, des hommes, le visage congestionné par le froid et travaillé par la compassion, attendent, appuyés les uns à un muret, les autres aux voitures. D’autres encore sont, un peu plus loin, adossés aux arbres. Le soleil est pétrifié dans l’immobilité loquace d’une stèle funéraire. “Dal janaza”, répond un adolescent au look rasta— les couleurs vert et jaune, tant j’y pense, sont communes à la Kabylie et au reggae— à mon regard interrogateur. Un jeune homme a succombé, la veille, aux suites d’un cancer. Triste. Comme depuis toujours, le rite est observé en dépit des bouleversements sociologiques qui tendent à rendre méconnaissable Tadart : tous les hommes accompagnent le défunt à sa dernière demeure.
Hamid Ghezali, cadre dans une société à Alger, drapé dans un burnous blanc —cette cape typique de la Kabylie— a 39 ans. Il passe quelques jours de vacances au village, comme pour rattraper les longues années écoulées dans un autre village. Ça fait quatre ans qu’il est revenu s’installer à Tizi-Hibel et chaque fois qu’il le peut, il vient arpenter les venelles de ce hameau que le talent d’un instituteur a dressé en microcosme de la société kabyle traditionnelle. Mohammed me parlant, quelques jours auparavant dans une cafétéria des Ouadhias, de la Kabylie des masures en torchis d’avant la dictature du R+2, ne disait-il pas “la Kabylie de Feraoun” ?
L’autobiographie à peine romancée de Mouloud Nat Chavane est aujourd’hui plus qu’une œuvre littéraire. C’est un document qui témoigne d’une séquence cruciale de l’histoire de la Kabylie, ce temps délétère coincé entre deux guerres, la drôle et la grande, qui ont concerné, à son corps défendant, la Kabylie sans l’intéresser vraiment. Hamid, qui ne comprend pas très bien ce que je cherche à voir à Tizi-Hibel, accepte, malgré tout, de me chaperonner.
On commence par partir à l’assaut de ce raidillon que l’on croirait conçu pour départager des sportifs de haut niveau aux performances égales. Il faut avoir le souffle d’un premier de cordée pour suivre Hamid. Au bout, les premières bâtisses de Taguemount-Azouz s’agrippent déjà les unes aux autres comme des enfants qui, apeurés par quelque ogre, se serrent. Tizi-Hibel est restée au pied de la montée. Le cimetière est à flanc de ravin. Quelques tombes épousent l’escarpement. L’une d’entre elles est entourée d’une clôture. Une couronne, visiblement récente, a été déposée “en mémoire à Mouloud Feraoun”. Sur la plaque en marbre, un médaillon de l’écrivain : il a ce regard de rêveur des idéalistes qui savent résister aux désillusions. Les lunettes rondes d’intellectuel soulignent la simplicité de son univers, le monde d’un homme qui faisait corps avec sa terre et avec les légendes de cette dernière au point d’en être compté. Sur la tombe, l’épitaphe, en lettres capitales, est un extrait de Les chemins qui montent, roman dont le titre est un condensé de ce dicton des alpinistes malgré eux qui attaquent les pentes du Djurdjura. “Pour aller à Larbâa-Nath- Irathen, quel que soit le chemin que tu prends, c’est un chemin qui monte”. L’hommage gravé dans le marbre est le suivant : “N’est pas oublié qui était bon et généreux, lui qui souffrait de la misère des autres, lui qui était prêt à mourir pour les autres et qui est mort si stupidement”.
Si stupidement. Et si cruellement
Dominant le barrage de Taksbet qui fait comme une amibe géante scintillant dans la brume des vallons, un bâtiment se dresse derrière de hauts murs. C’est un centre de formation. Ce fut le couvent des sœurs blanches qui avaient recueilli une orpheline de Taourirt- Moussa, un hameau en contrebas désormais lié à Matoub Lounès qui en est natif, du nom de Fadhma Nath Mansour, la future mère de la célèbre maisonnée Amrouche. On frappe au portail pour visiter. Des gamins, baragouinant un kabyle de fast-food, ouvrent. Ils sont de Baghlia, plus bas dans la plaine. Ils vont demander à un adulte, affairé quelque part dans les frondaisons des arbres. Au grognement qui s’échappe du fourré, on comprend de nous-mêmes. Circule…Rien à voir. File. Il est capable de te menacer d’un référendum : “Etes-vous d’accord qu’un paisible fonctionnaire entant l’arbre pour le bien de la forêt soit perturbé au beau milieu de sa noble initiative par des curieux suspects, à moins que ce ne soit pas des suspects curieux, prétendant vouloir visiter non point le centre de formation mais l’ancien couvent.” Tu vois le schisme, la trahison, la traîtrise même. Mate un peu la félonie…
On passe derrière, à tout hasard. Le panaroma est défiguré en bonne et due forme par une de ces carcasses, dont on ne sait si elles sont un projet ou déjà une ruine, qu’on devrait songer à élever au rang d’emblème d’une nation qui ne casse rien certes !, mais qui a acquis une inimitable maestria dans l’art de construire à moitié. Des demi-bâtisses rouillant en leurs jointures dressées à mi-mandat par des édiles à peine arrivés que déjà en partance, c’est notre artictecture de l’alternance.
J’ai repensé à la quiète description de ce lieu donnée par Fadhma Nath Mansour dans son Histoire de ma vie. Et j’ai repensé aussi à cette vie, telle qu’elle la raconta, telle qu’elle se déroula. La vie d’une orpheline d’un patelin pauvre de Kabylie, abandonnée de tous, recueillie par les sœurs blanches. Elle se convertit au christianisme. Elle porte cependant sa kabylité comme le noyau de son être. Outre ce qu’elle en dit, elle l’a transmise à ses enfants, à Jean-El Mouhouv et à Taos, qui en ont fait ce qu’on sait : un joyau de la culture méditerranéenne.
On redescend vers Tizi-Hibel, le Tizi de Mouloud Ferouan, village réel mais personnage mythique, à l’instar du Macondo de Gabriel-Garcia Marquez. Il y a quelques années, un écrivain de ma connaissance, prompt à sortir le revolver dès qu’il entendait le mot kabyle, péjorait Feraoun dans cette sentence sans appel : «Finalement, c’est un écrivain régional». Entendre : il n’a pas d’envergure nationale. C’est vrai. Feraoun est un écrivain régional, comme Faulkner.
Hamid me fait observer que Tizi- Hibel est la seule proéminence de Kabylie d’où l’on peut voir la chaîne du Djurdjura dans son ensemble et non pas comme d’ailleurs seulement des segments. La neige sur les cimes et les flancs est comme de la poudre blanche collée au papier d’une image. C’est une carte postale dans toute sa splendeur.
On emprunte une de ces ruelles tortueuses creusées de rigoles. Un jeune homme nous indique que la clé de la maison de Feraoun est chez ses neveux. On frappe. Hamid se présente. Un autre jeune nous rejoints, avec la clé. Il me précise que, d’habitude, ils ne font pas visiter la maison de l’écrivain. Ils ont accepté de le faire pour Hamid.
Un portail vert ferme l’impasse. Dans la cour, comme une sentinelle, un néflier médite dans un jardin. La maison est vide, silencieuse. Nous sortons par une porte cochère. Nous traversons un autre jardin, plus petit que le premier. La clé est grosse. La porte en bois cède. “C’est la maison où a grandi Mouloud”, dit notre guide improvisé, un petit neveu de l’écrivain. Bien que manifestement abandonnée, la pièce est propre. Mouloud Feraoun a si bien décrit cette pièce que j’ai l’impression qu’elle va s’animer, là, tout de suite, que les objets vont se mettre soudain à tenir de nouveau leurs fonctions immémoriales. Le gros bâton suspendu à des chevrons par ses deux bouts balance dans le vide. On y suspendait la literie pendant le jour. Les piliers trapus supportent la soupente. Les ikoufanes— resserres à provisions— sont alignés dans un coin.
Dehors, le soleil est revenu, derrière un rideau de nuages. On grimpe vers Agouni-Arous. Partout, des jeunes, formatés au standard universel, survêtementsbaskets, expérimentent cette création originale du hittisme sans murs. Réduits au chômage, livrés à l’oisiveté, ils regardent la ligne bleue du Djurdjura en décodant les signes des temps. Ils savent que, dans la crise générale qui déglingue l’Algérie, le sort réservé à la Kabylie est singulier.
Le chemin muletier contourne le village, se transforme en venelle en le traversant. L’échancrure livre la plaine. La tombe a l’ampleur d’un monument et le monument celle de la tragédie. Ci-gît Massinissa Guermah.
Hamid me montre le quartier d’Agouni-Arous, en face. C’est celui des Guermah. La descente vers Tizi-Hibel nous fait passer devant l’école de Fouroulou, un préfabriqué de l’époque, sorte de container aux formes baroques. Une maison blanche surgit d’un talus. C’est celle de la chanteuse Malika Domrane. L’ancienne mairie est un coquet bâtiment en pierre de taille. Une plaque nous apprend qu’il abrite l’association Mouloud Feraoun. A l’intérieur, des flippers vibrent dans la semi-obscurité. Le café du village a encore cet aspect rustique de jadis. Le comptoir est haut. Au mur, un poster de Matoub en casquette de marin, grosse chaîne au cou, la main serrant richa posée sur les cordes de son instrument. Une photo, plus petite, sur l’autre mur, montre un visage émacié et rigoureux. Au-dessus de la photo, ces mots : Hommage à Boudiaf. En dessous, des vers de la chanson de Matoub pour Boudiaf. Le serveur regarde une photo puis l’autre. Puis il parle de Feraoun et de Massinissa. Et il dit que lui, son rêve, c’est de rester ici car c’est chez lui et que c’est mieux, pour lui, que chez les autres. C’est la première fois que je rencontre un jeune dont le rêve est de rester chez soi.
“Ainsi, tu ne vivras pas sans soucis, mais tu mourras sans remords et tu seras bien reçu dans l’Au-délà”. Ainsi finit Le fils du pauvre.
par Arezki Metref