Si le Kabyle a pu résister depuis des millénaires malgré son statut de langue orale, ce ne sera pas le cas aujourd’hui avec les politiques linguistiques adoptées. Ce n’est que depuis quelques dizaines d’années qu’elle est passée au statut de langue écrite. Malgré les avancées enregistrées en matière de politique, la langue kabyle n’a jamais été autant menacée de disparition comme aujourd’hui, non seulement pour cause de son statut encore mineur, mais à cause des bouleversements technologiques.
Nous passons plus de temps devant les écrans qu’ailleurs. Les dispositifs numériques ne présentent pas d’interfaces en langue kabyle, ce qui pousse les locuteurs kabyles à opter pour une langue mieux représentée sur le digital dont le français, l’arabe et l’anglais. En fait, le monde numérique est devenu le facteur d’assimilation linguistique le plus puissant, d’où l’importance d’investir massivement ce domaine. L’industrie linguistique est l’un des domaines les plus actifs et lucratifs. Elle génère de plus en plus de nouvelles opportunités d’affaire que ce soit dans la localisation, la production et traduction de contenu, les assistants vocaux et autres.
Depuis quelques années, la langue kabyle a franchi un pas important en intégrant les langues disposant d’un dépôt sur le projet CLDR (Common Local Data Repository ou en français : Entrepôt de données locales communes) du consortium Unicode. Ce consortium composé des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), autres éditeurs de logiciels, des gouvernements et des institutions, vise à produire des entrepôts de données communes à tous les systèmes informatiques et d’information pour les langues codifiées par ISO dans sa norme 639-2 Alpha 3.
Grace à ce projet, le kabyle est de plus en plus visible sur les dispositifs informatiques fonctionnant principalement sous Windows, Linux, Mac OS, Android et iOS. Cette présence permettra la reproduction rapide de la localisation d’outils en kabyle particulièrement par la réutilisation de données produites (traductions partagées). Le Kabyle est aujourd’hui présent sur plusieurs outils dont les plus importants sont : Les navigateurs web Firefox et Vivaldi, le système d’exploitation Linux Mint, les plateformes de traduction Pootle et Weblate, la messagerie en ligne Signal, et plusieurs autres outils.
La localisation des outils n’est qu’une partie de la solution. Pour maintenir une présence active, efficace et utile, le kabyle doit investir tous les niveaux de la linguistique, de la parole à la traduction automatique.
Pour la reconnaissance vocale, la communauté kabylophone a lancé un projet de collecte de voix via le projet global Common Voice de Mozilla. Ce corpus vise à générer des modèles de langue kabyle pour la reconnaissance et la synthèse vocale qui permettront d’intégrer les assistants de voix dont des GPS, la navigation vocale en ligne sur le net, la recherche vocale. Des travaux techniques ont commencé, mais la communauté est encouragée à venir faire don de sa voix.
La traduction automatique n’a pas été épargnée. A travers le corpus libre en ligne, la communauté vise à construire un corpus géant de traduction du kabyle de ou vers les autres langues du monde. Le Kabyle a été placé dans un réseau de langues à travers le corpus linguistique Tatoeba libre où des contributeurs participent pour produire et corriger des traductions. Ce projet alimentera des outils de détection de langue utiles pour la fouille dans les textes, mais aussi de futurs modèles numériques de traduction automatique qui alimenteront à l’avenir des systèmes de gestion de traduction comme ceux connus dont Google Translate et autres.
Les dispositifs numériques s’équipent de plus en plus d’intelligences artificielles qui permettent de guider et commander les objets par la voix, de reconnaître des formes, des objets, de lire et traduire des textes, de chercher les sens des mots, de conjuguer. En d’autres termes, ces IA vont comprendre et générer le langage humain. Ce ne sont ici que quelques applications citées. Seules les langues disposant de contenus et de corpus pourraient survivre à cette révolution numérique. L’enjeu n’est plus dans la maîtrise de la technique puisque celle-ci est vulgarisées et gratuitement accessible, mais le défi est dans la production de données ouvertes et libres, en quantité considérable, et accessibles aux éditeurs et aux développeurs. En l’absence du kabyle, ces objets interagiront dans une autre langue autre que la maternelle.
Les nouvelles technologies sont une arme à double tranchant pour les langues. Si on y investit le Kabyle, le choc de l’assimilation linguistique liée aux usages modernes sera atténué. Seule notre implication active et en masse en tant que locuteurs kabylophones pourrait permettre à la langue kabyle de vivre encore, mais aussi de créer des opportunités d’affaire en investissant l’industrie linguistique numérique.
Par : Mohammed Belkacem
Ingénieur des systèmes informatiques
Chef de projets informatiques