PHOTO NARDUS ENGELBRECHT, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS
Dans le continent africain, à peine 8 % de la population est pleinement vaccinée.
Convaincus que la vaccination est la clé de voûte qui permettra d’échapper au SARS-CoV-2, les pays à revenus élevés se dirigent vers l’administration d’une troisième dose à leur population. Certains vont plus vite et ratissent plus large que d’autres, mais partout le ton est le même : le variant Omicron est arrivé, il faut vacciner tout le monde, une fois de plus. Tout le monde… ?
Nimâ Machouf Consultante en épidémiologie des maladies infectieuses et chargée de cours à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, et trois autres signataires*
Nimâ Machouf | 2021-12-29 | LA PRESSE
Le monde, justement, est une fois de plus coupé en deux : ceux qu’on vaccine d’un côté, ceux qui attendent de l’autre. Cette coupure suit les frontières économiques, géopolitiques et raciales bien établies.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a beau supplier les pays à revenus élevés de ne pas accaparer toutes les doses, rien n’y fait. Du premier ministre au chroniqueur sportif, l’espace public scande en chœur : « troisième dose, troisième dose ». Pas la moindre question sur la manière dont nous en sommes arrivés là. Un an jour pour jour après le début de la première vague de vaccination, on rejoue la même scène : sautons tous à bras raccourcis sur les doses.
Cet égoïsme calculateur a fait fleurir le nationalisme vaccinal, la bêtise du siècle.
Tout le monde sait pourtant que le virus est aveugle aux frontières imposées par nos calculs et nos discriminations. Il continue à muter parce que notre priorité n’est pas de battre cet adversaire commun de l’humanité, mais de nous protéger, nous et seulement nous. Nous protéger de la maladie, certes, jusqu’à un certain point, mais surtout protéger nos économies et protéger la marge de profit des sociétés pharmaceutiques. « Apprendre à vivre avec la COVID-19 » est maintenant la façon polie de dire « faire rouler l’économie est plus important que de nous débarrasser du virus ».
Le réel problème
En adhérant aux préceptes du capitalisme, l’humanité est capable de transformer les meilleures idées en aberrations. Cette fois-ci, on aura financé publiquement le développement d’un vaccin contre une menace mortelle, réuni des chercheurs et chercheuses de partout dans le monde pour tirer profit de l’intelligence collective et réalisé une avancée scientifique majeure en un temps record. Tout ça, pour ensuite céder cette découverte collective à des firmes pharmaceutiques privées chargées de la production et de la distribution tout en permettant à celles-ci de verser des dividendes astronomiques à quelques poignées d’actionnaires. Du même coup, la loi du marché a permis aux pays les plus forts d’accumuler les doses pendant que la majorité des pays sont contraints de quêter des vaccins en nombre de toute manière insuffisant. Pire, cette logique honteuse vient anéantir nos chances de parvenir à l’objectif initial : éliminer un virus qui nous menace.
L’OMS, des pays du Sud global et des ONG de partout dans le monde ont tout tenté pour que l’Organisation mondiale du commerce accepte de lever – temporairement ! – les brevets pour stimuler la production de vaccins dans les pays en développement. En effet, des pays comme l’Inde ou l’Afrique du Sud ont de grandes capacités de production de médicaments génériques, mais ne peuvent les utiliser à plein rendement pour des raisons de propriété intellectuelle. Le Canada a serré les rangs avec les pharmaceutiques pour bloquer la chose, malgré une ouverture timide de la part des États-Unis.
Parce que nous n’avons pas partagé le vaccin dès le départ, nous irons tous prendre notre troisième dose, alors que dans le continent africain, à peine 8 % de la population est pleinement vaccinée. Ce faisant, nous creuserons un peu plus l’écart qui nous sépare du reste de la planète. Et dans quelques mois, un nouveau variant, une nouvelle dose… pour nous. Rebelote.
L’espoir qu’il faut caresser en reproduisant ce cycle de bêtises n’est pas qu’il finisse par nous débarrasser du virus ; c’est qu’il ne laisse pas trop de morts et d’éclopés de la COVID longue à chaque nouvelle vague. Et de prier – tout ce qu’on peut faire lorsqu’on a abdiqué sur le reste – pour que l’un des variants de l’avenir ne mute pas en une super-COVID contre laquelle les vaccins n’auraient plus aucun effet.
Alors, quelle est la solution ?
Pourtant, des solutions existent pour mettre ce virus hors d’état de nuire. Elles demandent de réduire de façon draconienne le profit des grandes entreprises pharmaceutiques au profit de la santé publique de tous, et donc de favoriser la collaboration plutôt que la concurrence. Ces solutions demandent que l’on mette en garde les peuples du monde à propos des tentations du nationalisme vaccinal, qui ne les protégera pas. Elles demandent que des entreprises comme Pfizer et BioNTech – deux entreprises qui, à elles seules, s’alignaient vers 15 milliards de dollars de profits supplémentaires grâce à la pandémie – acheminent sans délai et gratuitement davantage de doses au Sud.
Elles demandent de véritables périodes d’arrêt dans certaines circonstances – avec les conséquences économiques qui les accompagnent – pour venir à bout d’une période de contagion, comme plusieurs pays l’ont déjà démontré. Elles demandent la vaccination pour les personnes les plus vulnérables partout dans le monde, y compris d’une troisième dose, mais elles demandent aussi de comprendre que les vaccins sont indispensables, mais ne suffisent pas à enrayer la COVID-19. Elles demandent que l’on condamne aussi durement les délires complotistes de ceux qui déclarent que le profit des entreprises est plus important que la santé des gens. Elles demandent, enfin, de penser à autre chose qu’à nous et que notre regard embrasse plus large que nos réalités immédiates.
* Cosignataires : Guillaume Hébert, chercheur à l’Institut de recherche et d’information socioéconomique ; Maïka Sondarjee, professeure à l’Université d’Ottawa et autrice de Perdre le Sud – Décoloniser la solidarité internationale ; Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’Université Saint-Paul