L’incroyable mésaventure de Djoudi Djaadi
“Je suis sorti de prison comme quand je suis sorti du ventre de ma mère : nu.” Casquette vissée sur la tête, le regard souvent perdu et le pas hésitant, Djoudi Djaadi prend le temps de raconter sa mésaventure.
Par Ali BOUKHLEF | 2021-12-28 | Liberté
À soixante-cinq ans, ce gaillard qui a passé 35 ans de sa vie dans une geôle américaine pour un “délit qui ne mérite pas six mois d’emprisonnement” est un homme brisé. Mais il est prêt à revivre, quitte à tout refaire. Mercredi 22 décembre. Il fait un temps printanier en ce deuxième jour de l’hiver. Comme toutes les villes de la banlieue d’Alger, Souidania, grand pôle urbain situé au sud-ouest de la capitale, grouille de monde. C’est dans cet ancien village colonial que Djoudi Djaadi réside. Parti un jour de 1983 de la maison familiale, il y revient 38 ans après comme un étranger. Sorti de prison en juin dernier après de longues années de batailles judiciaires, cet ancien ingénieur des télécommunications a atterri comme dans un autre pays, lui qui n’a pourtant jamais possédé une autre nationalité que l’algérienne. C’est d’autant plus frappant que dans cette ville qui l’a vu naître, il n’a que très peu de repères : l’immeuble construit par ses frères en son absence et le CEM qui fait face à ce qui reste de la propriété familiale, seul héritage laissé par ses parents décédés.
Casquette vissée sur la tête, veste rouge usée et baskets, Djoudi, qui nous reçoit avec un mélange d’enthousiasme mêlé à de la gêne, veut visiblement garder l’allure du sportif. Mais les apparences sont souvent trompeuses. Il boite légèrement mais “globalement, je garde un état de santé impeccable”, assure-t-il d’emblée. Attablé à un café géré par le fils d’un “ancien ami” aujourd’hui décédé, Djoudi Djaadi se lance dans son interminable récit. Un feuilleton à rebondissements. De son poste de cadre aux P et T (ancêtre de Algérie Télécom et Algérie Poste) jusqu’aux pérégrinations européennes avant de “chuter” aux États-Unis, il n’a rien oublié. Il avale son café sans sucre et se remémore le fil de sa triste virée américaine. “Tout ce que j’ai vécu a commencé par un ulcère qui me rongeait les tripes”, se souvient-il. En 1983, il a 28 ans, un âge où tous les rêves sont permis, surtout lorsqu’on est ingénieur en télécommunications – un métier rare à ce moment-là. Mais cela ne suffit pas. Vingt et un ans après l’indépendance, l’Algérie ne peut pas soigner correctement ses citoyens. A fortiori lorsqu’il s’agit d’un ulcère, une maladie qui n’est pas encore bien explorée. Mais de nature optimiste, le jeune Djaadi va chercher un remède sous d’autres cieux. On voyageait alors sans visa. Il décide d’aller en Italie “sans connaître un traître mot d’italien”. Il consulte les médecins et pour payer les consultations, il travaille comme électronicien dans des ateliers de réparation de téléviseurs et autres appareils électriques. Mais cela ne donne rien. Un tantinet aventurier, un peu téméraire et certainement insouciant, Djoudi Djaadi traverse les Alpes pour aller en France. Tout en continuant à réparer les appareils électroménagers, il fait le tour des meilleurs hôpitaux parisiens. Mêlant le kabyle, l’arabe dialectal, le français et l’anglais qui donne aux autres langues un accent américain, il raconte sans discontinuer, regarde dans le vide et tend l’oreille pour bien entendre les questions qu’on lui pose. “Un médecin m’a prescrit un médicament sur lequel était noté le nom du laboratoire américain qui l’a fabriqué. J’ai sauté sur l’occasion pour aller aux États-Unis.” Cette envie de traverser l’Atlantique n’a rien d’exotique. Le choix s’est imposé dès lors que tous les traitements donnés jusque-là n’ont pas soulagé les douleurs du jeune homme. “Même l’origine de la maladie n’était pas identifiée.”
Le visa en poche, Djoudi traverse l’Atlantique. Téméraire, il trouve rapidement du travail comme réparateur de téléviseurs “alors que je ne parlais pas du tout anglais”. Mais il apprend vite. “Rapidement, j’ai été promu chef d’équipe”, s’enthousiasme-t-il, d’une voix forte. Il sillonne le pays pour trouver un remède miracle à son ulcère. Il frappe à toutes les portes jusqu’au prestigieux hôpital Johns-Hopkins, situé dans le Maryland. En attendant, le jeune homme multiplie les emplois, s’achète une maison, une voiture et se met en couple. Elancé, teint latino et allure de Robin des Bois, Djoudi plaît aux femmes. Mais il était l’homme d’une seule femme volage. Il découvrira plus tard que durant ses longues absences où il était occupé à travailler, sa compagne le trompait. “On m’avait averti que cette femme n’était pas sérieuse. Mais j’étais aveuglé”, confesse-t-il. Un brin d’amertume s’échappe de sa voix. Des disputes éclatent. Lors d’une de ces bagarres, l’électronicien utilise une arme “achetée chez des Afro-Américains juste pour me défendre”. Égratignée, la jeune femme est évacuée à l’hôpital. “Elle n’y restera pas une seule nuit.” Mais cela coûtera cher à Djaadi, qui est arrêté et mis en détention. Pour ce geste, il est accusé d’ “utilisation illégale d’arme à feu dans l’intention de donner la mort”. Le témoignage des policiers qui ont plaidé la “bonne conduite” du détenu n’ont rien changé à la donne : Djoudi Djaadi est condamné à la perpétuité. Emprisonné en janvier 1986, il ne retrouvera la liberté qu’en juin 2021.
La descente aux enfers…
Du jour au lendemain, la vie de Djoudi Djaadi bascule. Il se retrouve en prison “avec des condamnés à mort” ! “Rares sont ceux qui s’en sortent vivants”, dit-il, comme pour résumer l’enfer dans lequel il s’est retrouvé brisé, ses rêves emportés par cette “petite balle” sortie de ce revolver acheté clandestinement. Combatif, l’homme entame une longue descente aux enfers. Des calmants qui ont “transformé mon corps d’homme en un corps de femme” au point d’avoir “honte de me montrer devant les hommes”, des bagarres qui éclatent entre prisonniers et des autorités consulaires algériennes qui l’ont “abandonné” dans ce bagne de Baltimore “sans humanité”. L’homme n’a rien oublié. Pour s’extraire de cette galère, il se met au sport, “mon seul salut”. Pour se défendre des agressions des autres détenus, dont “certains étaient abusés sexuellement”, notre interlocuteur pratique la boxe. Ses moments perdus, il les passe à la bibliothèque et au téléphone, son seul moyen de rester en contact avec le monde extérieur. Cela n’a pas empêché le pire. Du Maryland, il est envoyé dans le New Jersey, une des prisons les plus mal famées des États-Unis. Il tient bon. Il est renvoyé à Baltimore où il mène une rude bataille. Il multiplie les appels téléphoniques, met la pression sur les autorités consulaires et demande de l’assistance dès qu’il le peut. Des bienfaiteurs lui envoient des aides pour payer les avocats. À un moment, même ces derniers perdent espoir. Mais pas le détenu. À force de persévérance, il noue des amitiés, comme celle qui le liait à l’emblématique ambassadeur d’Algérie à Washington, Idris El-Djazaïri. “Il m’a beaucoup aidé, même après avoir quitté l’ambassade de Washington”, répète-t-il à l’envi.
Après 32 ans de détention, Djoudi Djaadi voit le bout du tunnel. En 2018, le juge d’application des peines, s’appuyant sur l’expertise médicale, estime que l’Algérien n’a plus rien à faire en prison. Mais cette décision de le libérer dépend d’un homme : le gouverneur du Maryland. Pour des raisons obscures, ce dernier ignore la requête des avocats du prisonnier, tout comme il ne répond jamais aux écrits de l’ambassadeur d’Algérie à Washington.
Puis, en 2020, un miracle s’est produit : un article de Liberté a “fait bouger les choses”. Des aides affluent de toutes parts : d’Algérie, de France, des Émirats et des États-Unis. Des avocats sont engagés et ont convaincu l’équipe juridique du gouverneur de lâcher prise. “Un jour, mon avocat vient me dire : tu seras libre. Mais je ne l’ai pas cru. Puis, quelques jours plus tard, on me demande de ramasser mes affaires. Je me suis retrouvé dans la rue, libre, mais perdu. C’est comme si vous lâchiez un chat que vous auriez retenu longtemps en cage.”
La liberté retrouvée, Djoudi Djaadi doit désormais réapprendre à vivre. Premier drame : quelques jours après sa libération, sa mère, qui gardait l’espoir de voir son fils avant de mourir, rend l’âme sans pouvoir le serrer dans ses bras pour la dernière fois. Arrivé au pays l’été dernier, il apprend que durant sa longue absence, l’héritage des parents a été partagé sans lui. À 65 ans, l’homme qui fut “le plus ancien détenu algérien aux États-Unis” doit tout refaire à zéro : trouver un travail, une maison et se marier. “Je n’ai plus rien. Je suis comme après ma naissance. Mais je ne perds pas espoir.”